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Lettres d'Extremadoure
1 août 2011

Juan Goytisolo : "91 poèmes et le siècle qui expire", à propos des Saisons brûlées de Jean-Claude Masson


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Jean-Claude Masson. Photo Jacques Sassier, © Gallimard

Dans le panorama désespérément gris de la poésie française actuelle – une grisaille fomentée par la médiocrité d’une critique incapable de distinguer le texte littéraire d’un produit éditorial, ainsi que par le mauvais goût infaillible de la majorité des professionnels du compte-rendu, la publication d’une œuvre sans marque de fabrique et sans l’aval de quelque pontife (ou de quelque tartufe) du bouillon de culture institutionnel, risque de passer inaperçue. Le bon grain, recouvert par des monceaux de paille, est difficile à trouver dans notre univers médiatique, où la clarté d’une voix est souvent étouffée par la criaillerie et où, comme le signalait Gabriel Zaïd dans cette même revue, la qualité est fort démunie contre le bruit.

C’est pourquoi la publication d’un livre comme Les Saisons brûlées. Tombeaux pour un siècle de Jean-Claude Masson – qui a traduit une bonne part de l’œuvre d’Octavio Paz – réconforte le lecteur et compense tout le temps perdu à séparer la vraie parole poétique des fatras d’écriture médiocre, et à rejeter ceux-ci sur le tas de fumier où ils seront plongés jusqu’à la consommation des siècles. (J’écris ces lignes avec irritation, après avoir parcouru quelques volumes d’un paquet qui m’a été réexpédié de Paris : une vingtaine d’œuvres imprimées en France et en Espagne, et dont certaines ne mériteraient même pas l’éloge empoisonné de Céline à cet admirateur qui le bombardait avec les accouchements répétés de sa muse : « Le plus grand mérite de vos livres est que, grâce à leur légèreté, quand ils me tombent des mains ils ne m’écrasent pas les pieds. »)

Les 91 poèmes qui composent le livre de Jean-Claude Masson évoquent le destin de 91 poètes de ce siècle qui expire, un destin qui condense l’histoire de l’Europe et des Amériques et les tempêtes qui l’ont frappée. Comme le dit un de ces poèmes, centré sur le Rubén Darío crépusculaire de 1916 :

 

Le siècle entame sa carrière dans le

 sang

- l’ère s’annonce carnassière –

et j’achève ma course.

Je suis revenu au pays de Nulle Part,

dans une luxuriance lasse, la verdeur

moite qui énerve.

 

La conception de l’œuvre de Masson est excellente et ne se limite pas – comme le beau roman publié dernièrement par Günter Grass – à une stricte chronologie. Les poètes choisis sont au nombre de quatre-vingt-onze, non de cent, et Jean-Claude Masson les situe généralement à un moment précis – souvent dramatique – de leurs vies : Machado sur le chemin de l’exil définitif ; Ezra Pound emprisonné à Pise, comme Soupault à Tunis ; Marina Tsvétaïeva contrainte au silence à son retour en URSS ; Danilo Kis et son très sombre pressentiment de la fin de la Fédération yougoslave… Il serait vain d’arguer que tous les poètes retenus ont la même valeur. Car le propos de Jean-Claude Masson n’est pas là : il s’agit de capter toutes ces vies éphémères et la destinée à laquelle elles furent confrontées. L’histoire du siècle apparaît alors en filigrane, avec toutes ses illusions, ses ferveurs, ses violences, ses horreurs. Le vers de Jean-Claude Masson est presque toujours heureux, étranger à toute rhétorique. De poème en poème, nous voyageons dans le temps et dans l’espace : du Mexique de Salvador Díaz Mirón à la Catalogne de J. V. Foix, du Paris des surréalistes et du Pétersbourg d’Anna Akhmatova à la plage d’Ostie où l’on retrouva le crâne fracassé de Pasolini. Les visions se succèdent comme dans un kaléidoscope. Ce qui aurait pu devenir un traité sur le destin du poète au XXe siècle, se transmue ainsi en fulgurance, grâce à l’alchimie de Jean-Claude Masson.

Juan GOYTISOLO :  « 91 poèmes sur le siècle qui expire » (à propos des Saisons brûlées de Jean-Claude Masson), article paru dans Le Carnet et les instants, Bruxelles, n° 117, 15 mars-15 mai 2001, traduction de « Galería y destino », paru dans  Letras Libres (Mexico), n° 22, oct. 2000.

 

Jean-Claude MASSON : Les Saisons brûlées,  Paris, Ed. Garamond, 2000.

 




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