"Octavio Paz, 1995", poème des Saisons brûlées de Jean-Claude Masson
La ville est méconnaissable et je n'y connais plus
personne.
Les lieux de mon enfance ont été chamboulés :
une banlieue
de bric et de broc, lépreuse, interlope
et qui mériterait la colère des dieux.
De cette place noire on voyait le volcan
que les Nahuas baptisèrent la Femme couchée.
Son corps blanc disparaît sous des nuées de
cendre ;
l'Indien, on vous apprend à l'oublier.
Le vacarme redouble, aveuglant ; le sol tremble.
Des charpentes poussent, rouillées d'avance, les
chantiers beuglent
- et les marteaux piqueurs soutiennent le tempo.
Une grue gigantesque décapite mon ombre,
une église s'échine en vain à sonner l'heure :
la cloche bat dans le vide, là-haut,
oscille de plus belle, inutile, bâillonnée,
plus muettes que les tombes voisines
qui se tassent, tapies derrière un muret.
Le cimetière est menacé, il fait front
de toutes ses frêles briques de pisé ;
il a l'air d'un jouet face aux tours de béton.
Ils sont maintenant plus de vingt millions
qui encerclent leurs morts, leur disputent la
place,
piétinant un lagon comblé par les ordures.
Mais les morts du Mexique ne veulent pas
mourir deux fois.
Au milieu de cette ruine infinie j'ai vu
pourtant, sous un frêne accablé de poussière,
assis jambes croisées, indifférent au bruit,
à ma présence, un lycéen ouvrir,
hésitant, mon premier livre de poèmes.
Jean-Claude Masson : Les Saisons brûlées, Paris, Garamond, 2000.
Jean-Claude Masson est l'auteur de l'édition critique du volume d'Oeuvres poétiques d'Octavio Paz, paru dans la collection de la Pléiade, Paris, Gallimard, 2008.