Jean-Claude Masson : Les Chats du Père-Lachaise, 2ème édition, Toronto, Ed. du Gref, 2004
Jean-Claude Masson. Portrait par Eric Vermeersch pour Europalia Espagne, 1985.
Paru d’abord à Paris aux Editions Garamond en 2000, le recueil de nouvelles Les Chats du Père-Lachaise de Jean-Claude Masson fut bientôt republié au Canada (Toronto, Ed. du Gref, 2004). Il se nourrit des voyages de l’auteur et de ses questions répétées à tous ces lieux où l’histoire ne cesse de balbutier.
Quatrième de couverture :
« Les fictions des Chats du Père-Lachaise tournent d’Est en Ouest, comme l’astre des civilisations successives. Et la scène se déplace : de l’Inde à la Forêt-Noire, des Etats-Unis à Saragosse, de Paris à Bucarest. Les textes mettent en relief quelques lieux de mémoire et, comme dans les strates archéologiques, soulignent les innombrables failles, les fractures d’oubli… »
Ainsi « La nuit du Rajah » met-elle en scène, dans son vieux palais dévoré par l’humidité, menacé par la houleuse forêt toute proche, l’héritier d’une famille princière dont l’esprit somnambule se laisse peu à peu gagner par la spongiosité ambiante et semble lui-même se diluer dans la poreuse substance du temps. De l’échange entre le narrateur, voyageur occidental, et le survivant d’un monde en voie de disparition, naît la fascination d’une impossible rencontre : « Les Européens ne comprennent rien à la mort [ …] L’âme indienne rêve de mourir, poursuit-il, alors que vous ne songez qu’à l’immortalité ».
Gustave Doré : Le Voyage en Espagne (illustration de l'ouvrage de Jean-Charles Davillier, 1819)
De même « Le nadir », dont l’action se passe à Saragosse à la fin du XVIIIe, imagine la confrontation irréconciliable entre un artiste imprégné par l’esprit des Lumières, le peintre aragonais Goya, et un descendant des anciens Maures, venu en pèlerinage sur la terre conquise par ses ancêtres. S’opposent ainsi une vision religieuse et cyclique de l’histoire, marquée par le respect de la tradition, l’idée du nécessaire retour (« notre futur est derrière nous » clame l’Oriental) et l’enthousiaste conception « progressiste », résolument tournée vers le défi des temps à venir, de l’Europe révolutionnaire.
Anne-Louis Girodet : Portrait de Mustapha Sussen (1819) Marcelino de Unceta (Saragosse, 1835-1905) : El suspiro del moro
(1885)
Francisco de Goya y Lucientes : Autoportrait
Hommage au romancier liégeois Georges Simenon, « La mort à l’aube » accompagne l’errance nocturne de deux mystérieux enquêteurs à travers les rues de la métropole wallonne. Mais ce polar très particulier est aussi l’occasion de faire parler les lieux, la Meuse et son air humide où s’est imprimé le passage de tant de promeneurs, plus ou moins énigmatiques, sortis de la brume pour quelques secondes arrachées à l’histoire.
« L’amour du ciel » évoque sur le mode du monologue intérieur la rencontre entre une universitaire d’âge mûr et un mystérieux jeune inconnu. La scène se passe dans le compartiment d’un train entre Fribourg-en-Brisgau, en Forêt Noire, et la capitale des Gaules, Lyon. L’évocation des villes visitées au cours de ses colloques par la narratrice, toutes situées dans cette région au carrefour de l’Europe (Constance, Lindau, Besançon), est entrecoupée par les souvenirs de la voyageuse et ses fantasmes à l’égard d’un voisin dont la mort insolite ne laisse pas d’intriguer, rappelant la fin de la nouvelle précédente.
Dans « Le ténor de Cluj », dont la scène se passe à la fin du XXe dans l’ancienne capitale de Transylvanie, à la triple culture (roumaine, hongroise et allemande), le lecteur est invité à suivre la conversation de quatre personnages en train de dîner dans un restaurant historique du centre ville. De Vlad l’empaleur, ancêtre de Dracula, accompagné du souvenir de la lutte contre les Ottomans, au déchiffrement controversé des fresques extérieures des célèbres monastères moldaves, la conversation tourne autour des affres de l’histoire et se trouve rejointe par les convulsions du présent. L’époque de l’effondrement du rideau de fer, qui est aussi celle de la révolte des mineurs de Roumanie, s’invite ainsi avec ses nouveaux désordres violents à la table de nos commensaux. Mais le nœud de la nouvelle est constitué par l’évocation d’un épisode tragique de la Seconde Guerre mondiale. L’affaire de Moïsei, dans le Maramures, qui marqua les esprits de sa tragédie, revient dans la conversation pour s’imposer aux convives. Grâce à l’intervention d’une mystérieuse inconnue, le jeune chanteur de basse, Franz, sera enfin à même d’éclairer le rôle joué dans ce drame par un touchant personnage, rencontré peu auparavant : le fameux ténor.
La nouvelle qui donne son titre au recueil, « Les chats du Père-Lachaise », évoque pour sa part une déambulation du narrateur dans les allées du célèbre cimetière, aux hôtes si pittoresques :
“À une dizaine de mètres, dressée au milieu d’un cercle de chats posés sur leur postérieur, Madame Toinette ouvre une énorme boîte. Tous les chassés-croisés de la race féline, tous les raffinements, les ratés de l’espèce ont accouru des quatre coins. Du rouquin borgne et boiteux, brèche-dent, aux soyeux siamois sulfureux ; du matou noir, baladant sa conjonctivite purulente, au mistigri bleu russe. Un persan à la fourrure couleur fumée, un chartreux au chancre labial. Un Maine Coon débarqué, clandestin, d’un bateau d’Amérique. Deux hollandais à l’œil cuivré, à la robe pie-orange. Des “gouttière” de tout poil, dans une gamme infinie d’eczémas. Un galeux symbiotique, un galeux sarcoptique. Un chat sans queue. Le chat botté.