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Lettres d'Extremadoure
15 avril 2012

Entre le mythe et l'Histoire : Mélancolie au Sud d'Annick Le Scoëzec Masson

  

                                 Rochefort-sur-mer

          Un roman d’apprentissage  qui se situe dans les années 1960 est déjà tout un paradoxe. La génération des Teenagers (comme on disait alors) à Rochefort et dans les Charentes profondes comme dans le reste de la France et dans une partie considérable de l’Occident, ne se contentait plus de ruer dans les brancards – jeunesse oblige -, elle était bien décidée à déboulonner le cocher. Le contexte de Mélancolie au Sud, le premier roman d’Annick Le Scoëzec Masson, est celui des révoltes de la jeunesse en Mai 1968, qui se sont répandues de l’Allemagne aux Etats-Unis et au Japon, de la France au Mexique.

            Bien sûr, dans une ville comme Rochefort, bastion de la royauté française, maintenant à l’écart des grands axes,  les événements contemporains résonnent de façon plus lointaine, comme à travers un tamis. Une des qualités du livre d’Annick Le Scoëzec Masson, écrit dans une langue riche et ouvragée, toute en nuances et en demi-teintes, est de faire sentir au lecteur, au point de lui faire partager, la tension entre les deux «histoires » en présence : d’une part, la déferlante moderne contre les interdits, les tabous, le pouvoir et l’autorité au sens large ; de l’autre, une intangible et infrangible lenteur provinciale qui amortit le choc des siècles comme l’entrechoc des passions, des idées ou des modes. Les personnages de Mélancolie au Sud sont à la croisée des temps, au carrefour de ce réseau de contradictions, d’oppositions violentes ou larvées, conscientes ou confuses.

            La romancière nous restitue fidèlement, avec humour et tendresse, Rochefort et ses demoiselles rose bonbon – à l’époque d’un film vraiment original -, mais aussi la Charente indolente, la mer qui a laissé Brouage s’enliser dans les terres, ou la Côte Sauvage qui n’avait pas volé son nom (gare à ceux qui oublient la marée), ou le Martrou et son vieux pont transbordeur : frisson garanti, pas besoin des montagnes russes ni du parc d’attractions américain, à l’âge de James Dean et de La Fureur de vivre


  Brouage 12          remparts-brouage-787033

Brouage et ses remparts, ses chevaux errants.


            En même temps, l’Histoire (avec son grand H) s’est figée dans la vase, au milieu de rien. Les bassins de radoub de la cité de Colbert et de Vauban sont vides depuis longtemps et, pour l’heure, c’est la base d’aviation qui est menacée, en attendant d’autres « plans de restructuration », d’autres saignées. Restent l’ennui, la torpeur, la résignation – ou les chimères.

            Grâce aux origines de certains personnages, Annick Le Scoëzec Masson montre habilement comment l’histoire ancienne (Maria Mancini, la promise du Roi, abandonnée à Brouage, désormais ville fantôme, comme Maillezais et le spectre d’Agrippa d’Aubigné) se lit en surimpression de l’histoire immédiate, ou récente : les Français d’Algérie, à la décolonisation, abandonnés par la métropole, revenus au pays dans l’ignorance générale, voire dans l’universel soupçon… Alors, au milieu des rituels de l’adolescence urbaine, bientôt blasée ou rangée de toutes les façons, comment résister à l’attrait du Marin de Rochefort ? 

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L'escalier dit de Marie Mancini à Brouage                                                       Portrait de Marie Mancini par Ferdinand Jacob Voet 

            Le Marin semble échapper aux contingences spatio-temporelles. Il n’a pas de lieu, pas de racines – aux yeux des autres, en tout cas. Ne dit-on pas qu’il est « sans attaches » ?  Il incarne à merveille l’Ailleurs (« A beau mentir qui vient de loin ») et une apparente liberté, surtout s’il a vingt ans – et vous aussi.

          Parallèlement, le Marin partage avec T. E. Lawrence, dans La Matricela paradoxale, implacable solitude de l’uniforme. Ainsi quand Laurence d’Arabie (comme nous l’appelons), jeune aspirant aviateur dans la R.A.F., notait : « Pour les types de l’Armée, il n’y a pas d’hommes sur la Terre, rien que d’autres types de l’Armée. […] nous sommes vraiment en marge ». Voilà, sans doute, ce qui a séduit Hiasmine, le personnage central de Mélancolie au Sud : le charme de l’inconnu, joint à la liberté du Grand Large, dissimulant, mais pas toujours (et l’art d’Annick Le Scoëzec Masson est de le faire transparaître çà et là), la blessure inguérissable, la douleur des déracinés. C’est là que le particulier rejoint l’universel – et que la littérature se fond dans l’histoire qu’elle transcende et rachète.

 

 

                                                                                    Jean-Christophe Monclar.



 

              Ruines romaines, paysage imaginaire de la côte algérienne Eugène Diez1234545825                                                                                                  







Eugène Diez : Ruines romaines sur la côte algéroise, paysage imaginaire (années 60). 


                                            

                                                                                                                                                                  

                                                                dyn006_original_200_258_jpeg_2509973_14c72b94a60977c1208d17a27d92989c

                                                Pierre Loti habillé à l'orientale dans son salon turc (maison de Rochefort)


Extraits : 

 

 

   (Joseph ! Pourquoi l’avait-il emmenée faire une promenade dans la réserve ? Il se sentait le cœur pris d’une indolence heureuse, disait-il, tellement nouvelle. Peut-être l’arrivée de l’été. Quelque chose dans le poudroiement de la lumière qui transmuait la végétation, lui dictait son point d’équilibre. Elle marchait sur la route en faisant claquer ses chaussures plates, indifférente au son commun qui couvrait à intervalles réguliers le bruissement des roseaux, de la folle avoine et des roses sauvages. Peut-être son regard était-il aimanté par la silhouette de l’ancienne cité portuaire, comme un point de repère pour le maintien de sa démarche hautaine. Il l’avait attrapée par le poignet, tenait sa main prisonnière puis l’ouvrait, la déplissait en la caressant avec la sienne. Avec l’ongle de son index, il parcourait les lignes qui la sillonnaient. 

- Il vaudrait mieux s’arrêter au pied des murailles.

- Pourquoi ?

- Une superstition. Je ne veux pas prendre le risque.

Le vol d’un héron stria le bleu. Il cligna des yeux du côté de Brouage qui lui apparaissait tout à coup comme le mirage d’une ville après une longue traversée de désert. Il cilla sur la violente explosion des couleurs autour d’eux, eut la brutale impression que les rouges hurlaient. Il se rendit compte tout à coup : “Mon Dieu, il n’y a pas un seul arbre ici !” Elle soupira, s’épongea à son tour le front d’un air accablé : “Les rêveurs, moi, à la longue, qu’est-ce que ça me barbe !”)


                                              images-1 


 

- Tu te trompes sur mon compte, à propos de Joseph.

La voix de Béatrice, subissant une inhabituelle loi de la gravité, allait s’échouer sur les pavés ; elle y glissait, s’immobilisait dans une anfractuosité avant de s’infiltrer comme une eau de pluie. Rues du vieux Rochefort. L’arc de triomphe qui donnait sur l’ancien Arsenal. Au couchant, placé dans un certain axe de l’artère tracée en face, on pouvait voir l’astre se cadrer dans la porte. C’était une affaire de géométrie, de galaxies et de calculs mis au point par les astronomes et les architectes d’un grand Louis. L’orgueil des Rochefortais, l’objet de leurs récits les plus admiratifs, l’évocation d’une réalité qui, pour eux, ne devait plus rien à l’histoire. Béatrice connaissait le prodige. Elle l’avait vu avant même que d’apprendre à marcher. Un phénomène extraordinaire qu’elle ne manquait jamais de lui rappeler lorsqu’elles abandonnaient les allées verdoyantes du jardin de la Marine. La rue de l’Arsenal offrait, droit devant, l’emblème de la monarchie française sous son angle le plus symbolique. Depuis plus de deux siècles, les jours d’équinoxe, elle regardait décliner le soleil.

- Toi, bien sûr, tu te promènes toujours dans des choses idéales.

 Elle l’écoutait rue Bégon, toujours pleine de relents d’après-guerre, avec les murs craquelés de ses immeubles vétustes. Dans ce quartier de l’ancien port, théâtre de ses toutes premières phrases, la tristesse s’était brutalement abattue. Cela se voyait encore sur quelques photos écornées, entassées dans la boîte à chaussures où elles avaient subsisté malgré plusieurs déménagements, et qui ravivaient le souvenir de mornes promenades dominicales, les mois d’hiver, le long du bassin encombré par les carcasses de navires envasés, les déchets d’une navigation devenue incertaine, un lointain rappel du temps des colonies, du commerce des bois d’Afrique. Un décor exténué de fin d’empire où le sourire obligé d’une fillette en chaussettes de laine, aussi haute que les fourrés de roseaux d’une nature qui reprenait ses droits, ne parvenait pas à annuler l’impression d’un récent drame obscur. 

 



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