Entre le mythe et l'Histoire : Mélancolie au Sud d'Annick Le Scoëzec Masson
Un roman d’apprentissage qui se situe dans les années 1960 est déjà tout un paradoxe. La génération des Teenagers (comme on disait alors) à Rochefort et dans les Charentes profondes comme dans le reste de la France et dans une partie considérable de l’Occident, ne se contentait plus de ruer dans les brancards – jeunesse oblige -, elle était bien décidée à déboulonner le cocher. Le contexte de Mélancolie au Sud, le premier roman d’Annick Le Scoëzec Masson, est celui des révoltes de la jeunesse en Mai 1968, qui se sont répandues de l’Allemagne aux Etats-Unis et au Japon, de la France au Mexique.
Bien sûr, dans une ville comme Rochefort, bastion de la royauté française, maintenant à l’écart des grands axes, les événements contemporains résonnent de façon plus lointaine, comme à travers un tamis. Une des qualités du livre d’Annick Le Scoëzec Masson, écrit dans une langue riche et ouvragée, toute en nuances et en demi-teintes, est de faire sentir au lecteur, au point de lui faire partager, la tension entre les deux «histoires » en présence : d’une part, la déferlante moderne contre les interdits, les tabous, le pouvoir et l’autorité au sens large ; de l’autre, une intangible et infrangible lenteur provinciale qui amortit le choc des siècles comme l’entrechoc des passions, des idées ou des modes. Les personnages de Mélancolie au Sud sont à la croisée des temps, au carrefour de ce réseau de contradictions, d’oppositions violentes ou larvées, conscientes ou confuses.
La romancière nous restitue fidèlement, avec humour et tendresse, Rochefort et ses demoiselles rose bonbon – à l’époque d’un film vraiment original -, mais aussi la Charente indolente, la mer qui a laissé Brouage s’enliser dans les terres, ou la Côte Sauvage qui n’avait pas volé son nom (gare à ceux qui oublient la marée), ou le Martrou et son vieux pont transbordeur : frisson garanti, pas besoin des montagnes russes ni du parc d’attractions américain, à l’âge de James Dean et de La Fureur de vivre…
Brouage et ses remparts, ses chevaux errants.
En même temps, l’Histoire (avec son grand H) s’est figée dans la vase, au milieu de rien. Les bassins de radoub de la cité de Colbert et de Vauban sont vides depuis longtemps et, pour l’heure, c’est la base d’aviation qui est menacée, en attendant d’autres « plans de restructuration », d’autres saignées. Restent l’ennui, la torpeur, la résignation – ou les chimères.
Grâce aux origines de certains personnages, Annick Le Scoëzec Masson montre habilement comment l’histoire ancienne (Maria Mancini, la promise du Roi, abandonnée à Brouage, désormais ville fantôme, comme Maillezais et le spectre d’Agrippa d’Aubigné) se lit en surimpression de l’histoire immédiate, ou récente : les Français d’Algérie, à la décolonisation, abandonnés par la métropole, revenus au pays dans l’ignorance générale, voire dans l’universel soupçon… Alors, au milieu des rituels de l’adolescence urbaine, bientôt blasée ou rangée de toutes les façons, comment résister à l’attrait du Marin de Rochefort ?
L'escalier dit de Marie Mancini à Brouage Portrait de Marie Mancini par Ferdinand Jacob Voet
Le Marin semble échapper aux contingences spatio-temporelles. Il n’a pas de lieu, pas de racines – aux yeux des autres, en tout cas. Ne dit-on pas qu’il est « sans attaches » ? Il incarne à merveille l’Ailleurs (« A beau mentir qui vient de loin ») et une apparente liberté, surtout s’il a vingt ans – et vous aussi.
Parallèlement, le Marin partage avec T. E. Lawrence, dans La Matrice, la paradoxale, implacable solitude de l’uniforme. Ainsi quand Laurence d’Arabie (comme nous l’appelons), jeune aspirant aviateur dans la R.A.F., notait : « Pour les types de l’Armée, il n’y a pas d’hommes sur la Terre, rien que d’autres types de l’Armée. […] nous sommes vraiment en marge ». Voilà, sans doute, ce qui a séduit Hiasmine, le personnage central de Mélancolie au Sud : le charme de l’inconnu, joint à la liberté du Grand Large, dissimulant, mais pas toujours (et l’art d’Annick Le Scoëzec Masson est de le faire transparaître çà et là), la blessure inguérissable, la douleur des déracinés. C’est là que le particulier rejoint l’universel – et que la littérature se fond dans l’histoire qu’elle transcende et rachète.
Jean-Christophe Monclar.
Eugène Diez : Ruines romaines sur la côte algéroise, paysage imaginaire (années 60).
Pierre Loti habillé à l'orientale dans son salon turc (maison de Rochefort)
Extraits :